Toute sa vie durant, Gerda Alexander (1908 – 1994) s’est intéressée au mouvement naturel du corps humain : la manière – propre à chaque personne – de se mouvoir, de se tenir, de se relaxer, d’habiter son corps, de s’exprimer à travers lui.
Issue du milieu de la rythmique Emile Jacques-Dalcroze en Allemagne (Wuppertal), douée pour la musique et la danse, elle doit renoncer à une carrière scénique pour des raisons de santé . Les difficultés rencontrées dans son propre corps se révèlent cependant source de découverte et d’approfondissement de sa propre conscience corporelle.
De 1933 à 1988 elle vit à Copenhague. Une riche expérience avec des enfants, des adultes de tous âges, bien-portants et souffrants, lui permet de développer une méthode originale basée sur la prise de conscience sensorielle du corps : l’Eutonie.
Dès 1943 elle forme des générations d’élèves professionnels venant de nombreux pays d’Europe (et Israël), à Copenhague. Grâce à ses liens avec les CEMEA elle enseigne également en France.
Elle passe les dernières années de sa vie en Allemagne, à Wuppertal, sa ville natale. Voir La génèse de l’Eutonie
Gerda ALEXANDER n’hésitait pas à se déplacer pour enseigner ou présenter son travail
A Copenhague, outre la formation des professeurs d’Eutonie dans l’Ecole qu’elle a fondée, elle intervient dans plusieurs institutions, par exemple dans les Jardins d’enfants (les Kindergarten,). L’observation des mouvements, du comportement des jeunes enfants, des relations qu’ils ont entre eux participeront à la conception d’un corps humain en développement, libre et trouvant à chaque étape un nouvel équilibre harmonieux. C’est une expérience à laquelle Gerda ALEXANDER se référera souvent.
Gerda ALEXANDER a été invitée en bien d’autres lieux. L’énumération qui suit ne se prétend pas exhaustive. Elle donne cependant une idée du nombre de pays qui l’ont reçue, pour une période d’enseignement, des rencontres, des colloques…. Malgré une santé précaire, elle avait une capacité étonnante pour répondre aux sollicitations. Voici : Allemagne, Argentine, Autriche, Belgique, Danemark, Etats- Unis, France, Grèce, Hollande, Israël, Italie, Mexique, Norvège, Suède, Suisse, Venezuela…
Ils suivent une évolution classique. Proches au début de ceux étudiés pendant les années de formation, leur originalité s’affirme, suivant les étapes du processus de création, s’ajustant aux milieux et à la demande.
Les étapes successives s’interpénètrent, se recouvrent partiellement. Il y a la rythmique évidemment, la fabrication et l’apprentissage de la flûte en bambou, la préparation corporelle de danseurs et acteurs, de musiciens et chanteurs. Ajoutons les interventions auprès de personnes handicapées : elle y attachait une grande importance.
Les principes s’affinent et se généralisent. Ils deviennent capables d’entrer dans de nouvelles problématiques. L’Eutonie, s’étant constituée et ayant été nommée, sera présentée comme processus opérationnel à des médecins, des professeurs d’Education Physique et Sportive, des artistes ainsi qu’à des organisations industrielles soucieuses de ce qu’on appelait alors le « surmenage »…
Partant de courants et de techniques identifiables, l’Eutonie devient un système original, cohérent, avec sa logique interne. Elle est capable d’adaptations pour intervenir auprès de « Monsieur et Madame (très majoritaire) – tout- le monde », de personnes souhaitant atteindre un bon niveau ou même l’excellence dans un domaine précis et d’autres, diminuées, cherchant à tirer le meilleur parti des possibilités qui leur restent.
Outre le secteur artistique, nombre d’éléments contribuent à l’élaboration de cette œuvre en devenir ainsi qu’à son explication et à sa justification : le corps humain, sa forme et son anatomie, son fonctionnement, ses capacités de mouvement et de relation, avec une extension vers la santé, l’hygiène et les rythmes de vie, l’alimentation…
Gerda ALEXANDER était attentive aux travaux scientifiques concernant ces domaines et suivait particulièrement les progrès des neuro- sciences dont la diffusion universitaire s’élargissait alors que des expériences spectaculaires (DELGADO entre autres) les mettaient en lumière pour un large public. Elle y trouvait, a postériori, une référence scientifique sérieuse capable de justifier son travail.
L’aspect de l’être humain auquel s’intéresse la psychanalyse retenait aussi son attention : une de ses élèves, étudiante en médecine, soutint une thèse sur l’eutonie à la Faculté de médecine de Strasbourg, sous l’autorité du professeur KAMMERER. Durand de BOUSINGEN était aussi intéressé par l’abord corporel que propose l’eutonie.
Gerda ALEXANDER faisait souvent référence à JUNG (1875-1961) – plutôt qu’à FREUD- ; une autre de ses élèves lui a consacré son mémoire de fin d’études. Il est vrai que la notion d’inconscient collectif, source d’unité et de continuité, ainsi que la libido, dans le sens d’énergie vitale que lui accorde JUNG, avec son passage d’un plan à l’autre (conscient et inconscient), constituent une partie d’un système dont la mise en rapport avec l’eutonie ne manque pas d’intérêt.
Le château de Talloires, au bord du lac d’Annecy, appartenait à la famille MAC JANNET. Charlotte BLENSDORF, épouse MAC JANNET, avait été rythmicienne et danseuse. Précédant Gerda ALEXANDER dans la formation dalcrozienne, elle l’avait reçue comme stagiaire. D’autre part, Charlotte était la fille d’Otto BLENSDORF (disciple proche de JAQUES- DALCROZE), un des professeurs de Gerda ALEXANDER Ce contexte explique en partie la longue période pendant laquelle Gerda ALEXANDER a donné des cours en ce lieu. C’est là que se sont rencontrés ceux qui ont formé le « Groupe International », composé en majorité de Belges et de Français. Gerda ALEXANDER allait les préparer au diplôme de professeur d’Eutonie par un cursus original. Par la suite, beaucoup d’entre eux se réunirent dans des associations, dont l’actuel « Institut d’Eutonie ».
Les C.E.M.E.A. (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active) et leur Centre de Vaugrigneuse, en grande banlieue parisienne, ont été un autre lieu d’accueil.
Les C.E.M.E.A., en tant qu’institution, datent de la fin de la guerre 1939-1945 mais leur genèse a commencé bien plus tôt, dès 1936. Des besoins nouveaux apparaissent, suite aux mouvements sociaux qui ont marqué cette époque. Les Colonies de vacances prolifèrent, multipliant les besoins d’encadrement. Dans le même temps, l’évolution des idées fait que l’on ne se satisfaisait plus, pour les nouveaux moniteurs, de la simple fonction de surveillance.
On souhaite qu’ils soient capables de proposer des activités rendant les enfants et les adolescents acteurs et responsables, « actifs ». Former un grand nombre de moniteurs pour ces tâches nouvelles a été une des missions principales des C.E.M.E.A.
Gisèle de FAILLY avait participé au long et difficile cheminement de ces idées avant et pendant les jours sombres de l’occupation. Elle devint la première directrice des C.E.M.E.A.
Gerda ALEXANDER les rejoignit, pour une collaboration d’un quart de siècle. Elle y retrouva Henriette GOLDENBAUM, jadis son professeur de musique en Allemagne. Des liens d’estime réciproque et d’amitié se tissèrent entre Gerda ALEXANDER et Gisèle de FAILLY. Ce fut aussi le début d’une longue collaboration avec un des piliers des C.E.M.E.A., André SCHMITT et son épouse Jeanne : communauté d’idées, reconnaissance mutuelle et relations amicales n’ont pas cessé pendant des décennies.
La seule qualité des relations humaines n’expliquerait pas une telle continuité dans la collaboration de ces fortes personnalités. Venant en France, Gerda ALEXANDER souhaitait diffuser ce qu’elle élaborait. Il lui fallait trouver dans la langue française, qu’elle connaissait peu, des termes capables d’exprimer les notions fondamentales de son œuvre et, d’autre part, des canaux pour la communiquer. Avec les C.E.M.E.A., elle reçut, sur ces deux points, un soutien de grande qualité. Ces courants dont nous avons parlé se réorganisaient de façon originale dans son œuvre comme dans celle des C.E.M.E.A., avec une intention commune : respecter chaque individu et faire en sorte qu’il participe activement à sa propre formation.
Par ses deux sens opposés (complémentaires ?), le terme « identité » exprime bien ce que l’Institut d’Eutonie s’est donné pour mission d’étudier et de promouvoir.Le premier sens indique ce qui est semblable, de même nature, du même ordre : identique.
Gerda ALEXANDER avait la possibilité, dans la mesure où elle les connaissait et les appréciait, de puiser aux sources communes (corpus d’idées, courants ou créations individuelles) que nous avons évoquées.
L’Eutonie, dans ses objectifs les plus généraux, proclame son souci du respect de l’individu. Elle l’aide à découvrir ses propres potentialités et à les utiliser au mieux pour son développement personnel et social comme pour réaliser des performances dépassant le niveau de sa vie ordinaire.
Ces intentions ne la distinguent guère, car elles sont – heureusement – largement partagées. En un mot, cette identité de sources et de projets, que l’on pourrait qualifier, dans un autre langage, de « mêmeté », exprime plutôt le fait que l’Eutonie est solidement ancrée, parmi d’autres méthodes, dans la société des humains, où elle agit.
L’autre sens du terme « identité » se rapporte à ce qui distingue, accorde un caractère unique, une singularité, une « ipséité ». C’est dans les principes et la démarche de l’Eutonie que nous le trouvons.
Les concepts de l’Eutonie sont nés des intuitions, des connaissances et de l’expérience de Gerda ALEXANDER, influencée par son propre référentiel corporel et les tâches qui lui ont été confiées. Parmi celles-ci, citons la préparation des danseurs et autres gens de scène, l’intervention auprès des enfants et l’aide apportée à des personnes (gravement) handicapées.
Gerda ALEXANDER n’a pas laissé de liste d’exercices. Elle considérait ceux qu’elle proposait comme un support de situations favorables au passage des messages qu’elle adressait à ses élèves. L’important était d’en assimiler les principes de façon assez souple et intelligente pour être capable de les transposer en d’autres circonstances à d’autres populations ayant d’autres désirs et d’autres besoins.
Les « principes » de l’eutonie (dans le sens de ce qui est premier et le plus important) entrent dans la confection de « concepts opérationnels » sollicitant des formes particulières d’attention et mobilisant les forces et les mécanismes les plus fondamentaux de l’être humain.
Le vocabulaire pour les nommer est simple : toucher, contact, transport, repousser, micro-mouvement… laissant une large place à l’interprétation comme à l’émergence de phénomènes non prévus et propres à chaque individu concerné. Ainsi sont indiqués des chemins conduisant, sans opinion préconçue, à l’exploration de zones complexes : le « toucher » apporte des renseignements sur l’extérieur et sur soi, le « contact » s’établit de façon équilibrée entre deux ou plusieurs personnes. Il permet de « rencontrer l’autre », humain, animal ou objet dans sa réalité globale, rendant possibles toutes sortes de développements.
Le « transport » fait appel à des processus dérivés d’automatismes profondément ancrés dans l’espèce humaine et répondant à des nécessités vitales ; la lutte permanente contre la pesanteur en est un exemple majeur.
L’Eutonie nous donne la possibilité d’indiquer à chacun un chemin pour retrouver ces prédispositions et développer les aptitudes dont elles sont la condition.
Cette approche de l’individu et la démarche qui s’en suit ont des conséquences. Par exemple :
– La formation des professeurs d’Eutonie comporte une longue pratique personnelle, condition de l’adaptation aux situations rencontrées.
– Les secteurs d’intervention ne sont pas limités (sauf pour des questions de déontologie).
– Des séances régulières conviennent à la détente et au développement personnel. Aider à la préparation d’une performance, retrouver des possibilités perdues, aider une personne à tirer le meilleur parti de potentialités réduites demande chaque fois une analyse correcte des besoins et fait l’objet d’accords particuliers.
L’Eutonie introduit à l’expérience personnelle du corps sensible, seul ou en relation.
Son caractère évolutif et modulable autour d’un noyau central rend possibles des interventions adaptées aux problèmes posés dans différents milieux et contextes, privés ou institutionnels.
Par sa démarche, elle nous indique la voie.
* René BERTRAND Jean DELABBE Marie-Claire GUINAND, décembre 2005